''Il vaut mieux se perdre dans la passion que de perdre sa passion''




lundi 15 juillet 2019

51 dans presque rien


C'est avec quelques doutes que j'emprunte la route qui mène à la partie amont de la petite rivière qui passe non loin de mon domicile. Je suis dans le doute car je me demande s'il y a encore quelques truites vivantes dans ce qui n'était plus, l'automne passé, qu'un triste et vague cours d'eau asséché avec par-ci et par-là quelques gouilles peut être salvatrices remplies d'une eau brunâtre. Avec le déficit pluviométrique et les canicules maintenant devenues la règles chaque été, je ne me fais plus guère d'illusion sur le sort des salmonidés qui doivent vivre dans l'eau fraîche et oxygénée. Je me rappelle très bien de ce jour lorsque l'année passée nous nous rendions avec Claire chez notre architecte afin de discuter de notre projet de rénovation de la maison: en parcourant la même route qu'aujourd'hui, je stoppai la voiture à deux pas d'un pont qui enjambe la rivière pour y jeter rapidement un coup d'œil. En me penchant par dessus le garde-corps, ce que je vis me fit un choc et je pu directement observer le fond sans devoir percer l'opacité variable de l'eau. En retournant à la voiture je me dis que tout était foutu et que les belles truites observées durant le printemps avaient sûrement péris et rejoins depuis longtemps leur propre paradis. Celui où les pêcheurs, cormorans, harles et autres prédateurs n'existent pas. Là où les eaux sont perpétuellement claires, fraîches et limpides et où la flore riveraine est toujours verdoyante. Là-bas, toutes les truites deviennent énormes et les nuées d'éphémères qui dérivent sur l'eau sont gobées à la surface par ces mêmes truites qui soit dit en passant, manque même d'ardeur tellement la nourriture est abondante et facile à se procurer...
C'est donc aujourd'hui avec un scepticisme certain que je parcours les derniers kilomètres avant de laisser ma VW sur le bas côté de la route non loin de la rivière. Je tire le frein à main et éteins le moteur. En sortant de la voiture j'entends au loin le joyeux bouillonnement de l'eau et aussi les grillons dans le près d'à côté. Je passe mes G3 et mes vieilles godasses bien entamées, monte ma Scott et endosse mon gilet. Le tout prend au maximum cinq minutes et je me dirige sans tarder vers la rivière en courant presque d'impatience. Je m'arrête presque en haletant. Le niveau est parfait et l'eau est claire. Il n'y a pas de traces d'un autre pêcheur sur le gravier fraîchement déposé par la dernière crue. Et les truites? Se sont-elles réincarnées? Ont-elles résisté? Je passe ma soie dans les anneaux et attache une belle imitation d'olive en CDC montée sur un hameçon numéro 14. Je l'ai faite la veille et je trouve qu'elle a fière allure une fois accrochée à mon porte mouche. Il y a déjà quelques mouches qui dérivent sur l'eau mais les gobages qui devraient fendre la surface se font attendre. Tout est tranquille en ce début de soirée. Beaucoup trop tranquille à mon goût. J'effectue quelques faux lancers et de belles dérives pour me dégourdir le bras. Mais bon, c'est pas le top ce soir. Il y a des mouches sur l'eau mais voilà, ça gobe pas. L'horloge tourne et l'entrain du départ laisse place au doute et les questions fusent dans ma tête. Est-il vraiment sensé de venir ici alors que l'année passé seul un filet d'eau permettait à peine d'humecter le fond de ce qui ressemble aussi aujourd’hui, plutôt à un gros ruisseau qu’à une rivière? Y'a sûrement plus que des chevaines ici et peut-être bien qu'ils ont eux aussi crevés!


Je me ballade sur les berges en essayant de rester optimiste quand, une fois arrivé près d'une cabane posée dans une belle clairière située à deux pas de la berge, un gars grisonnant et moustachu portant une casquette m'aborde et me demande ce que je pêche. Il est accompagné de madame qui elle-même porte un foulard sur la tête.
''Bonjour! Qu'est ce que vous pêchez?'', me dit-il avec un fort accent du coin.
''Bonjour! Des truites, il y a des truites dans cette rivière.'' En fait je ne sais plus vraiment s'il y en a encore mais sur le moment, j'essaye de me persuader du contraire...
''Avec ma femme on était ici l'été passé avec mes petits enfants et on marchait sur les pierres!''
Et madame d'enfoncer encore un peu plus le clou en ajoutant: ''c'était vraiment terrible, y'avait pratiquement plus d'eau! A quoi vous pêchez?'' me dit-elle.
''A la mouche, je pêche à la mouche.'' lui dis-je dépité par ce que je viens d'entendre en lui montrant un peu bêtement mon artificielle accrochée à ma canne. Comme si celle-ci pourrait être la preuve qu’il y a encore des truites cachées quelque part dans les méandres qui nous entourent. Ils regardent cette chose faite de plumes enroulées sur un hameçon. Monsieur me dit: ''Vous attrapez des poissons avec ça...?''. Je leur réponds que oui et je décide, le moral dans les chaussettes, de ne pas trop m'attarder et nous nous saluons en nous souhaitant une bonne soirée.


Je quitte la clairière et me dirige vers un bon poste qui se trouve sous les arbres. Là-bas, la berge est creuse et bien à l'ombre durant la journée. Je m'approche à petits pas et me fige à bonne distance tel un héron près à bondir sur sa proie. L'attente n'est pas longue et j'observe deux truites qui gobent régulièrement dans la veine principale en fin de courant. Enfin un signe de vie! Je m'approche un peu, évite quelques branches et me positionne au mieux afin de lancer ma mouche dans la veine principale, celle qui amène les petits voiliers à la dérive à peu près tous à la même place. Et c'est là, juste dessous, que les truites arrivent comme par magie à distinguer une brindille ou un autre quelconque objet d'une éphémère. Ces petits insectes ailés source de nutriment nécessaire à la vie de ces merveilleuses créatures à la robe moucheté de points noirs et rouges. Mon artificielle se pose délicatement et au grès du courant, passe dans la veine et est rapidement aspiré dans l'eau. J'amène vers moi la truite qui vient de se faire leurrer, je me baisse pour la saisir mais elle se décroche juste à quelques centimètres de ma main droite. Franchement, ce n'est pas grave est c'est plutôt heureux même. La vision de ce poisson me prouve enfin que mes inquiétudes n’étaient pas vraiment fondées et que malgré le niveau d'étiage alarmant l'année passée, les truites ont, je ne sais comment, miraculeusement survécus. Je progresse en amont et prends encore quelques beaux spécimens prouvant par conséquent que même plus en haut, les salmonidés ont tenu bon. La soirée est déjà bien avancée et il faut bien se résoudre à rentrer car l'obscurité commence à devenir de plus en plus impénétrable. Les oiseaux se sont tus et les premières chauves-souris font leurs apparitions. Le monde de la nuit commence à se réveiller et croise celui de la journée. Le chant du martin pêcheur retenti encore une dernière fois dans les bois et tout devient calme. Il devient difficile de voir ma mouche et il commence à faire frais.


Malgré tout, j'emprunte le chemin qui passe à travers la forêt pour me diriger dans un méandre lent et profond. Je m'approche à petit pas et en amont j'observe un gobage au milieu du courant. Je lance ma mouche et la passe à plusieurs reprises mais rien ne monte. J'hésite un peu et je me dis que c'était sûrement un chevaine. Je regarde en face de moi et distingue clairement les silhouettes caractéristiques de ces poissons qui se tiennent en banc. Ceux-ci, sont à peines visibles, ils sont au fond près de la berge creuse. Pourtant, quelque chose me pousse à lancer encore, et je pose ma mouche en pensant déjà avec regret qu'après ce dernier lancer, il sera grand temps de rentrer. Celle-ci dérive deux mètres puis est gobée. Je ferre et là, je ressens tout de suite le poids du poisson et ma petite Scott en fibre de verre s'arque sérieusement. Ce poisson est lourd et il fait un rush en aval en direction de la berge creuse, celle où les chevaines étaient il y a encore quelques secondes et ils ont dû décamper avec le fracas que je fais maintenant! Il y a des branches au fond et bien entendu, le poisson se dirige tout droit dedans. La seule option est de le brider à mort en espérant que mon bas de ligne en 15 va tenir bon. Miraculeusement, j'arrive à le stopper dans sa course, il lâche la pression, se retourne et il saute hors de l'eau. J'observe sa silhouette et je reconnais tout de suite les points rouges et noirs caractéristiques. Je m'en foutais un peu avant parce que je pensais que c'était un poisson blanc, un cyprinidé, un mal aimé des pêcheurs de truites.


Et là, à la vision de ce ''muscle car'' qui gigote dans tout les sens et qui veut à nouveau repartir dans ce satané tas de branche, je réalise soudain que je suis en train de tenir une magnifique truite. Je retiens ma respiration tellement je crains que tout bascule en un instant. Il en faut un peu de la chance dans ces moments-là et la chance fait justement que le poisson commence à faiblir, ses lancées sont de moins en moins fracassantes. Je prends mon épuisette et après deux tentatives infructueuses qui me font des sueurs froides, j'arrive enfin à le faire entrer! Je n'en reviens pas, je suis abasourdi et jamais je n’aurais imaginé une chose pareille, ça me tombe dessus. Un poisson si gros dans une rivière si petite qui plus est quasiment asséchée l’année passée… Je pose ma canne sur la berge et laisse l’épuisette de manière à conserver le poisson dans l'eau par ce que ce serait trop con de le foutre en l’air. Je fais le plus rapidement possible une photo, observe et mesure cette merveille de la nature. Ma Scott de 6’6 semble ridicule à côté. C'est tellement incroyable de tomber sur un spécimen si grand dans ce qui n'était l'année passée qu'un filet d'eau, voir presque rien. Je le remets sans tarder dans le courant et il repart à plein gaz. Sa silhouette disparaît dans les profondeurs. Il n’y a plus de bruit autour de moi. J’entends l’eau s’écouler silencieusement dans ce méandre tranquille. Même le chant des grillons a cessé. La nuit est tombée et il ne reste plus que quelques lueurs pour pouvoir se diriger sur l’étroit chemin forestier du retour.

Angelo